Nom de la série : Libres d'obéir
Scénario : Johann Chapoutot
Dessin : Philippe Girard
Maison d'édition : Casterman
Libres d’obéir est l’adaptation graphique réussie de l’essai homonyme de Johann CHAPOUTOT, professeur d’histoire contemporaine et spécialiste du nazisme. C’est un ouvrage dérangeant voire « urticant » comme l’a qualifié le Canard enchaîné, mais indispensable. En effet, il montre comment les techniques de management actuelles font écho aux méthodes d’administration nazies.
Florence est une employée - une « collaboratrice » plutôt - de la société APPAL dont les bâtiments adoptent une architecture moderne. Le discours de son patron affichant toujours un grand sourire la met mal à l’aise car sous des aspects détendus, il exige un investissement qui soumet la jeune femme à une rude pression. Florence décide donc de se confier à une amie qui a été par le passé victime d’un burn-out. Sa confidente va alors lui conseiller la lecture de Libres d’obéir. Les échanges entre les deux amies au sujet des diverses méthodes managériales d’APPAL vont par la suite servir de fil rouge pour asseoir la démonstration de Johan CHAPOUTOT.
Ainsi, suite à ses différentes conquêtes, l’Allemagne nazie fut confrontée à l’administration d’un immense territoire. Et en temps de guerre - avec par conséquent des moyens réduits en particulier en main-d’œuvre - il faut faire mieux avec moins. Un juriste brillant, Reinhart HÖHN, contribua à l’organisation du travail et de l’économie du Reich. Ce « MENGELE du droit », comme le qualifie l’historien, théorisa la direction des hommes, le Menschenführung, terme qui renvoie au management. Son apport essentiel fut de donner l’illusion aux travailleurs qu’ils avaient la liberté d’obéir aux ordres de leurs supérieurs. Ce sont donc eux-mêmes qui fixent leurs stratégies pour atteindre l’objectif sans pour autant le déterminer. C’est ce que la couverture de l’ouvrage semble indiquer avec une employée en mouvement, mais prisonnière d’une figure géométrique rappelant un svastika. Par contre, si cet objectif n’est pas atteint les employés en seront tenus pour directement responsables. De plus, HÖHN insistait sur la joie dans le travail pour motiver la ressource humaine, le Menschenmaterial (« le matériau humain »), ce qui n’est pas sans rappeler, par exemple, les actuels happiness managers. La performance était par conséquent essentielle dans la pensée nazie. Dès lors, si vous ne pouviez pas produire pour le Reich, votre vie était jugée indigne d’être vécue à l’image de l’opération T 4 qui entraîna la stérilisation forcée et l’extermination de personnes handicapées physiques et mentales. Notons pour finir qu’après-guerre, HÖHN échappera à toute poursuite judiciaire et il ouvrira une école de management qui formera six cent mille cadres de l’industrie allemande entre 1956 et 2000… Au cours des sept chapitres de la bande-dessinée, l’auteur déroule de façon étayée et passionnante sa démonstration. Même si le texte est dense, il n’en demeure pas moins accessible. À ce propos, le travail d’illustration de Philippe GIRARD est essentiel car à la fois savamment documenté, varié et intelligent.
La lecture de cet ouvrage est à la fois percutante et édifiante puisque le lectorat prend conscience que l’idéologie nationale socialiste est non seulement compatible, mais aussi poreuse avec le capitalisme.